Jamais deux fois dans le même ciel – Xavier Bourguine

-
1/9
-

PDF

.

C’est en arrivant à Reims il y a quelques années que Benoît Blanchard a vu pour la première fois le ciel. Il peint alors un petit format représentant un miroir aux reflets troubles et gris (Petit miroir embué, 2018). D’apparence anodine, ce miroir peut être vu comme pivot qui met en perspective sa production passée et l’œuvre à venir. Alors que l’espace et la figuration jusqu’alors pratiqués s’effacent dans une composition des plus simples, les nuées dévoilent ce à quoi il consacre depuis lors sa peinture. À l’heure du « retour » à la figuration, le déplacement géographique vers la campagne s’accompagne d’une abstraction et d’un renversement vers ce commun labile et insaisissable, res nullius et res communis à la fois, qu’est le ciel, rejouant le mouvement accompli en 1979 par une Eve Gramatzki évoluant vers l’abstraction sous l’influence des paysages étendus de l’Ardèche.

La peinture d’un ciel s’avère un exercice aussi aléatoire que les variations atmosphériques. Parfois, la composition se met en place avec évidence en quelques jours, comme lors de l’été 2020 (Jeu d’enfant (la chute de l’empire romain), 2020), avec pour résultat des toiles au chromatisme très fluide, parfois la peinture met plus d’un an à « se lever » (la plupart des formats sont verticaux, puisqu’une fois libéré de la contrainte encore figurative de l’horizon, c’est vers le haut que le ciel attire notre regard), pour reprendre le mot des Goncourt à propos de Chardin, comme dans la série entamée à l’été 2022 et qui n’a été finie qu’un an plus tard, avec des résultats pour certains très proches de la « réalité » céleste (Un ciel de printemps, 2023) et pour d’autres à la fois plus structurés (Nuit, 2022) et plus stratifiés, véritables palimpsestes d’états successivement recouverts (Un an (juin-juin), 2023).

Dans ce dernier cas, le travail d’accouchement de la peinture relève de celui, en chambre noire, du photographe, qui laisse agir plus ou moins le bain révélateur, pour forcer plus ou moins les contrastes et saturer les couleurs, jusqu’à, en théorie, l’effacement total du sujet dans l’obscurité. Ici, plus ou moins de couches picturales, très déliées à la térébenthine, seront donc appliquées jusqu’à obtenir un équilibre satisfaisant – en dernier ressort, c’est l’instinct qui tranche. Comme le remarquait Jean Le Gac, praticien aussi bien de la photographie dans les années 1970 que de la peinture et du dessin depuis les années 1980, il s’agit d’accompagner « la montée » de la peinture, tout comme « dans le bain révélateur il y a un moment crucial où il faut savoir stopper le processus sinon la photo s’encrasse, se salit[1] ».

Cette comparaison du travail de Benoît Blanchard avec le processus photographique n’est pas que technique. Elle est aussi éclairante au plan conceptuel. Car depuis son installation à Reims, peut-on dire qu’il peint des ciels (ou des cieux ?) ou qu’il peint le ciel ? Autrement dit, est-ce un état transitoire du ciel qui est restitué ou bien un moment, une durée du ciel ? La question, pour anecdotique qu’elle paraisse, est en réalité abyssale. Borgès imaginait dans Funes ou la mémoire un personnage à ce point hypermnésique qu’il « connaissait les formes des nuages austraux de l’aube du trente avril mil huit cent quatre-vingt-deux et pouvait les comparer au souvenir des marbrures d’un livre en papier espagnol qu’il n’avait regardé qu’une fois[2] ». S’il est bien vrai qu’il n’existe jamais deux fois le même ciel et qu’une mémoire humaine ne suffirait pas à tous les retenir, ce n’est pas pour autant à la démonstration d’un héraclitéisme céruléen en somme évident et fastidieux que s’attache Benoît Blanchard, mais bien plutôt à refléter, dans l’épaisseur picturale de ses compositions et la lenteur de leur maturation, la densité du temps.

Brassaï soulignait déjà, en relevant la récurrence les métaphores photographiques chez Proust, combien la photographie était essentielle à la Recherche, en termes de techniques narratives (changements de perspective ou de cadrage) et de concept, la mémoire involontaire étant mimétique du processus de révélation photographique. Pour le photographe cependant, l’écoulement du temps en lui-même n’intéresse pas Proust, qui d’ailleurs « ne parle jamais de prises de vue cinématographiques mais bien de clichés, d’instantanés[3] ».

Là s’ouvre une claire différence avec le travail de Benoît Blanchard. Si instantané il y a chez lui, c’est peut-être dans sa pratique très régulière, presque « éphéméridique », du dessin de fleur. En revanche, chacune de ses peintures de ciel est en réalité la peinture d’une infinité d’états du ciel, dont l’écoulement, parfois très bref et parfois beaucoup plus long, est ainsi restitué, rappelant au passage que l’instantané n’est lui-même qu’une forme densifiée de durée.

 

Xavier Bourguine

 

[1] Jean Le Gac, Et le peintre, Paris, Galilée, 2004, p. 196.

[2] Jorge Luis Borges, Fictions, Paris, Folio Gallimard, p. 115.

[3] Brassaï, Marcel Proust sous l’emprise de la photographie, Paris, Gallimard, p. 136.

Ce texte a été publier dans la revue en ligne Point contemporain en novembre 2023